C’est à Marseille que s’est déroulée l’étape européenne de la 6me action internationale de la MMF. Du 13 au 15 juin, tables rondes, concerts, repas et manifestations se sont enchaînés entre la maison arménienne de la jeunesse et de la culture, à la faculté Saint-Charles et sur la plage du Prado. De nombreuses délégations, venues de toute l’Europe (y compris de Suisse) ont participé aux quatre tables rondes organisées les 13 et 14 juin autour de thèmes centraux, débattus dans tous les pays:
- Femmes migrantes et politiques d’extrêmes droite en Europe et dans le monde. Pourquoi les femmes quittent-elles leur pays ?
- Paix et démilitarisation. Luttes contre les violences faites aux femmes, de l’espace privé aux zones de guerre.
- La place des femmes dans les enjeux de souveraineté alimentaire et d’adaptation aux systèmes alimentaires face au changement climatique.
- Vie quotidienne et travail des femmes. L’Europe des droits des femmes.
La journée du 14 juin s’est terminée autour d’une manifestation colorée et animée au son d’une batucada qui a traversé le centre de la Ville, de la Faculté Saint-Charles au Port de Marseille. Dimanche 15 juin, c’est sur les plages du Prado que nous nous sommes retrouvées avec nos chants et nos danses, pour continuer à débattre et échanger nos expériences et analyses autour grand pique-nique.
Pour continuer la réflexion et débattre avec les femmes qui n’ont pas pu se rendre à Marseille, nous publions ici l’intervention de Dea Drndarska-Rety du Mouvement de la Paix (France).
Paix et démilitarisation : luttes contre les violences faites aux femmes, de l’espace privé aux zones de guerre
Je prends la parole aujourd’hui en remplacement d’Arielle Denis, militante infatigable pour la paix et le désarmement nucléaire. À ses côtés, je partage une conviction profonde : on ne peut construire une paix durable sans déconstruire les violences, visibles et invisibles, qui structurent nos sociétés, en particulier celles faites aux femmes.
Le sujet qui nous réunit est en effet brûlant, universel et vital. Il articule un double lien :
- Paix et démilitarisation comme conditions de l’aboutissement des luttes contre les violences faites aux femmes.
- Luttes contre les violences faites aux femmes comme préalable nécessaire à la déconstruction d’une société de guerre.
Plusieurs questions se posent à nous : comment les violences faites aux femmes, de l’espace intime aux champs de bataille, s’inscrivent-elles dans une logique systémique globale ? En quoi leur éradication conduit-elle à la paix ? En quoi la paix (ou plutôt la culture de la paix comme processus actif de déconstruction du paradigme de guerre) conduit-elle à l’éradication des violences faites aux femmes ?
Pour y répondre, je vous propose un cheminement en trois temps :
- Le continuum des violences, du foyer à la guerre.
- Les idéologies militaristes et patriarcales, et l’importance d’une mémoire de luttes féministes.
- Enfin, le « fémi-pacifisme » comme alternative politique globale.
I. Du foyer au champ de bataille : penser le continuum des violences
Nous le savons toutes et tous : les violences faites aux femmes ne naissent pas avec la guerre, ni ne s’arrêtent avec un cessez-le-feu. Elles s’inscrivent dans un continuum, que nous devons apprendre à nommer et à relier.
En ex-Yougoslavie, avant même le premier tir, les violences conjugales et sexuelles explosaient. Après les conflits, les soldats, traumatisés, rentraient dans des foyers où la violence continuait, exacerbée par leur expérience de guerre. Cette dynamique, nous la retrouvons partout :
- La permissivité et le laxisme face aux violences, en particulier celles faites aux femmes, qui « préparent » les guerres.
- Ces violences s’exhibent et s’assument pendant la guerre et les conflits armés avec une brutalité sans limites.
- Enfin, elles reviennent dans les foyers, décuplées, pour « préparer » de nouvelles guerres.
Ce que les pays anglo-saxons appellent le « contrôle coercitif » (isolement, chantage, surveillance, confiscation de ressources) est une forme de violence silencieuse qui irrigue nos foyers. Elle ne laisse pas de bleus, mais elle détruit. Elle contrôle les femmes comme les puissances contrôlent les peuples. L’argent, là aussi, est une arme.
Et lorsque la guerre éclate, cette logique se généralise : le viol devient une tactique, la peur un instrument de pouvoir. On passe du contrôle d’un corps à la domination d’un territoire. Même système, même logique.
C’est pourquoi nous devons refuser de séparer dans nos luttes violences conjugales et violences militarisées : elles relèvent d’un même ordre militaro-patriarcal, où la domination masculine est la norme, la violence un outil de contrôle.
II. Patriarcat, militarisme, capitalisme : le triangle des violences systémiques
La sociologue Andrée Michel a posé les bases pour comprendre cette dynamique : patriarcat, capitalisme et militarisme forment un triangle de domination.
Toute lutte visant à s’attaquer à chacun de ces piliers séparément est vouée à l’échec, car elle finit par reproduire l’objectif que chacun de ces systèmes poursuit, ensemble et séparément : diviser pour mieux régner. Pour mieux désunir : femmes/hommes, nationalismes guerriers, classes sociales, le prolétariat.
En effet, le complexe patriarcalo-militaro-industriel, ayant pour modèle le pater familias/soldat/patron, ne se contente pas de produire des armes. Il fabrique une vision du monde : virile, hiérarchique, violente. Une vision où la paix ne peut être obtenue que par la force et la soumission et ne servirait qu’à préparer la guerre, selon la formule : « Si vis pacem, para bellum ».
Résultat ? En 2024, les dépenses militaires mondiales ont dépassé 2 700 milliards de dollars. Le budget de maintien de la paix de l’ONU ? Moins de 0,5 % de cette somme. Ce déséquilibre est un choix politique : celui d’un monde où l’on préfère armer que soigner, surveiller que prévenir, punir qu’émanciper.
Dans ce contexte, les idéologies masculinistes prolifèrent : elles transforment la peur en haine, désignent des ennemis — féministes, LGBTQIA+, immigré·es, ONG — et appellent à une reconquête virile.
Comme le militarisme, le masculinisme légitime la force et la soumission. Il transforme la fragilité en insécurité, l’égalité en menace. Il s’attaque au multilatéralisme, au droit international, aux droits humains.
Face à cela, nous avons besoin d’une mémoire conjointe des luttes féministes et pacifistes. Des Femmes en noir de Belgrade aux Mères de Srebrenica, des femmes palestiniennes et israéliennes qui continuent de résister ensemble, des « Femmes, vie, liberté » en Iran, des mères ukrainiennes et russes qui s’opposent aux guerres qu’elles n’ont pas choisies, ces voix portent une exigence : pas de paix sans justice, pas de pardon sans reconnaissance des droits pour toutes et tous.
Parmi lesquels ce droit élémentaire : ne pas être obligée d’envoyer ses enfants à la guerre, de servir de ventre pour reproduire une armée ou satisfaire le « plaisir » des soldats, de ne pas mourir sous les bombes ou de voir mourir ses enfants de faim comme aujourd’hui à Gaza.
Les femmes le savent : il ne suffit pas qu’on leur impose une paix négative. En Bosnie, les accords de Dayton ont figé un conflit sans jamais le résoudre. Ils sont le symbole de cette paix négative : imposée, validant les divisions ethniques, silencieuse quant aux profiteurs et aux vrais responsables de la guerre, de l’intérieur comme de l’extérieur.
Comme dans nos sociétés, quand les tribunaux imposent la médiation aux victimes pour qu’elles prouvent leur « bonne foi » dans le cadre de procédures de divorce difficiles, quand on demande aux femmes battues de pardonner, ou aux enfants co-victimes de résider chez le parent violent. Là encore, même logique.
III. Le fémi-pacifisme : construire une paix juste et durable avec les femmes
Face à ces logiques, des alternatives existent. Et elles viennent des luttes féministes, pacifistes et sociales conjuguées dans un élan commun.
Ce féminisme-là ne cherche pas à ajouter quelques femmes à un système violent. Il ne s’agit pas de dire que tout va bien parce que les femmes sont de plus en plus nombreuses dans les armées, ou parce qu’on les retrouve dans des associations masculinistes comme SOS Papa, ACALPA, théorisant le concept dangereux d’aliénation parentale... ou encore dans des groupes comme Nemesis ou Nous vivrons, propageant des idées d’extrême droite et infiltrant les mobilisations féministes unitaires pour les saboter.
Le fémi-pacifisme œuvre, quant à lui, pour le changement du système. Cynthia Cockburn l’a magnifiquement résumé : les femmes ne sont pas que victimes, elles sont médiatrices, stratèges, bâtisseuses de paix.
À Belgrade, à Bogotá, à Gaza, des femmes résistent avec des mots, des marches, des actions collectives. Elles réinventent des formes de lutte où la mémoire devient outil de transformation et de réconciliation, nécessaire entre des peuples divisés par la guerre.
Ce que nous portons au sein du Mouvement de la Paix, c’est une culture de paix, telle que définie par l’UNESCO : un ensemble de valeurs et de comportements qui s’attaquent aux causes profondes des conflits. Parmi ses piliers : l’égalité femmes-hommes.
Mais qui parle de la Résolution 1325 dans le cadre des programmes de lutte contre les violences faites aux femmes ? Qui parle du TIAN, en rappelant que les femmes et les enfants sont les plus vulnérables face aux irradiations ? Qui parle du Pacte pour l’avenir de l’ONU ? Ces instruments existent, mais sont invisibilisés par les pouvoirs qui préfèrent l’ordre des armes à celui des droits. L’ordre de l’OTAN à celui de l’ONU. L’unilatéralisme au multilatéralisme. Le pouvoir des hommes à l’égalité entre les hommes et les femmes.
Andrée Michel l’avait dit : l’OTAN est l’un des vecteurs du complexe militaro-industriel, dictant aux États d’augmenter leurs dépenses militaires au détriment du social. Cela ne produit pas la sécurité, mais l’instabilité, l’injustice et l’impunité.
Voilà pourquoi nous militons : pour une sécurité humaine, pas militarisée. Pour un monde solidaire, désarmé et égalitaire.
Car contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, la guerre n’est pas une fatalité. Le patriarcat non plus. Ce sont des choix.
Au Mouvement de la Paix, nous faisons un autre choix. Celui d’une paix durable car juste. D’une paix positive. D’une démilitarisation des corps, des esprits, des relations internationales. Celui de l’égalité de fait, et non uniquement de droit.
En effet, la culture de la paix ne se décrète pas. Elle se construit. Pas avec des bombes, mais avec des idées, des actions, de la solidarité... et un peu de tendresse aussi. Tendresse qui permet d’embrasser le monde, au lieu de se replier sur son pré carré, et de s’inscrire dans les luttes féministes, pacifistes et sociales en rejetant toutes les formes de haine et de divisions.
Comme le disait Virginia Woolf : « En tant que femme, je n’ai pas de pays. En tant que femme, je ne veux aucun pays. Mon pays, c’est le monde. »
Nous affirmons aujourd’hui que le fémi-pacifisme est un un outil indispensable pour relever le défi urgent de la paix et lutter efficacement contre les violences faites aux femmes, du foyer au champ de bataille. L’action des femmes n’y est pas accessoire : elle est fondatrice d’un monde débarrassé de la culture patriarcale, capitaliste et militariste de guerre pour le bien-être de l’humanité.
Marseille, le 14 juin 2025
Dea Drndarska-Rety, Mouvement de la Paix (France)
Pour approfondir la réflexion :
- Hélène Hernandez, La guerre contre les Femmes, les femmes contre la Guerre, Les Editions du Monde libertaire, 2024
- Lamb Christina, Nos corps, leurs champs de bataille, ce que la guerre fait aux femmes, Harper Collins, Poche, 2022