Témoignage de Silvia dans le cadre d’un atelier organisé le 24 mai 2015 à Genève par la MMF à l’occasion du passage en Suisse de la caravane féministe européenne.
 
Bonjour, je m’appelle Silvia Marino. Je suis Bolivienne et j’habite en Suisse, notamment à Genève, depuis 18 ans.
Actuellement je suis membre du comité du « Collectif de soutien aux sans-papiers » de Genève et de l’association « Reconnaître l’économie domestique et régulariser les sans-papiers ».  Avec cette association je me suis engagée dans la campagne « Aucune employée de maison est illégale », campagne qui me tient à cœur ayant été moi même une employée de maison.

Commençons par le commencement.
Ainsi, arrivée ici il y a 18 ans je n’avais pas la moindre idée de ce qu’allait être ma vie ici. Contrairement à maintenant où les personnes qui immigrent sont mieux informées sur ce qui les attend. Ce qui ne les empêche toutefois pas d’être victimes d’une série d’abus due à leur statut de sans papiers.

Quand je suis arrivée je savais que je venais pour travailler. Mais je ne savais pas dans quelles conditions. Jeune et naïve je m’imaginais pouvoir travailler dans tous les domaines et par la suite faire une formation. Mais peu à peu je me suis rendue compte que ça ne serait pas possible, que j’étais ici illégalement, que j’appartenais à ce type de population qu’on appelle les sans-papiers ou clandestins. C’est évidemment une dénomination que nous, travailleuses et travailleurs sans statut légal, avons toujours rejetée et nous peine énormément car, des papiers, nous en avons, et une identité, nous en avons une aussi. Même si ceux-ci n’ont aucune valeur pour la Suisse.
Et très vite les mots qui nous vont révéler notre réalité et qui vont nous poursuivre dans notre destin sont :


Contrôle   -   Papiers   -   Police

Des mots, qui chez nous jusqu’à aujourd’hui ne veulent toujours rien dire, sont ici le cauchemar des personnes sans statut légal. Nous sommes alors, en quelques jours, passés d’un monde où nous n’avions rien, à un monde où nous avions encore moins, y compris, comme nous verrons plus loin, la possibilité de revenir en arrière, au propre comme au figuré.

Il m’est impossible de ne pas avoir de l’émotion quand j’évoque ce passé. Car ce passé est présent, il est là ; je le vois et je le revis à travers mes neveux, mes nièces, qui arrivent dans la même situation que moi ; je le côtoie avec mes copines qui jusqu’à maintenant n’ont pas obtenu leur régularisation.
Cette émotion, je la revis aussi à travers de mes compatriotes qui, il y a quelques années, ont quitté la Suisse pour aller en France, en Espagne et en Italie, quand ces pays ont régularisé de façon collective de milliers des personnes.
Pour beaucoup d’entre eux la situation s’est arrangée, un temps, et pour d’autres elle est restée au stade du simple rêve. Avec la crise qui frappe maintenant l’Europe, pour une grande majorité de ces personnes, c’est le retour à la case départ. Elles reviennent, obligées de quitter à nouveau l’endroit qu’elles croyaient sûr, la place qu’elles pensaient  avoir gagnée et pour laquelle elles s’étaient tant battues.
Ces travailleurs et travailleuses, je les appelle des nomades permanents, prêtes à partir là où il y aura du travail, prêtes à tout quitter une nouvelle fois pour offrir aux leurs une vie meilleure aux prix de leur propre existence. Mon expérience m’a appris que lorsqu’on devient migrant un jour, on le devient pour toujours ! Car la question du retour ne se pose pas. Lorsque nous partons, comme les Helvètes il y a deux mil ans qui ont brûlé maisons, bourgs, greniers, nous brûlons la maison de notre passé.

Quand nous partons de chez nous, nous partons avec la promesse de vite revenir. Mais une fois ici nous nous rendons vite compte que le retour ne se fera pas avant plusieurs années, voire jamais. Tout dépend de la chance qu’offrira ce voyage incertain aux milliers de personnes qui, chaque jours, l’entreprennent.

Si l’émotion qui m’étreint lorsque j’évoque les « conditions » dans lesquelles mon « nouveau » pays m’accueille, il en est encore une qui, bien qu’inconnue de mes nouveaux « compatriotes », n’en est pas pour autant moindre. Il s’agit de l’émotion qui me submerge lorsque que je viens à penser à mon « ancien » pays que j’ai quitté. De cette émotion là, on n’en parle jamais. Et pourtant, l’une et l’autre sont liées !

Aujourd’hui dans mon pays il est rare de voir un enfant dont une personne de son entourage le plus proche ne soit pas un émigrant. Avant quand dans une classe on demandait de lever la main aux enfants de qui un proche était à l’étranger, il en y avait un ou deux qui levaient la main. Aujourd’hui c’est le contraire ! Il y a un ou deux qui ne lèvent pas la main. Que va donner cette génération d’enfants ? Les conséquences de ce phénomène, on commence à peine à les nommer dans nos pays d’origine. L’argent envoyé y étant une ressource économique non négligeable, personne n’ose dénoncer le mal que cette immigration forcée fait chez nous. Mais les conséquences sont là : décroissance démographique, augmentation de la délinquance, de la consommation de drogues et d’alcool, surtout chez les jeunes. On remarque aussi une progression des abandons d’enfants ces dernières années et, en corolaire, les cas d’inceste.  
Toutes ces conséquences s’expliquent par le fait que, depuis au moins deux décennies, ce sont les femmes qui émigrent : les pays occidentaux ont besoin de main d’œuvre féminine pour combler les places de travail que les femmes autochtones refusent d’occuper ou que les états ont choisi de ne pas pourvoir. Or ces places de travail n’ont rien à envier aux emplois en entreprise. Elles sont tout aussi importantes, si ce n’est plus importantes. Etre femme de ménage, nounou, ou femme de compagnie, ce sont là les places de travail qui donnent aux familles une certaine tranquillité et renforcent leur stabilité. Les femmes qui remplissent ces fonctions donnent vie et chaleur à ces familles. Ce sont elles qui « alimentent » le foyer. Mais, étonnamment, ce travail est méprisé, dévalorisé et, surtout, il n’est pas reconnu. Etonnamment, car ce n’est pas là un des moindres paradoxes. Et Dieu sait s’il est difficile de vivre au quotidien pour la mère ou la sœur de famille migrante!
D’abord si l’employée domestique permet aux familles natives de vaquer à des occupations plus confortables, sa carence dans les pays d’émigration affaiblit considérablement leur propre famille. L’absence de ces femmes au foyer, notre absence, met en péril la cellule familiale, provocant souvent son éclatement. Paradoxe donc que cette migration qui, enrichissant une partie quand elle appauvrit l’autre, nourrit encore plus son flux. Tristesse et sentiment d’injustice de celles qui la subissent.
Ensuite ce paradoxe se double d’une superbe hypocrisie, le statut de sans-papier, hypocrisie qui ne fait elle aussi qu’accroitre le flux qu’elle dit vouloir combattre. La conséquence directe de ce statut est de nous rendre très difficile le retour chez nous. Il nous condamne donc à ne pas voir grandir nos enfants, nos frères ou sœurs, à ne pas assister de notre présence nos parents dans leur vieillesse, à ne pas les voir mourir. Il fait de nous des inconnues dans nos propres familles et de nos enfants des orphelins de l’immigration. Amertume et sentiment d’injustice de celles qui subissent cette lourde condamnation.

Consciente de cette contradiction, je demande à mes collègues femmes sans statut légal, travailleuses dans l’économie domestique, d’être fières de leur travail, d’être fières de nous, nous qui apportons plus que la tâche accomplie. Partout où nous passons l’aspirateur, portons des enfants, accompagnons des personnes âgées ou dépendantes, nous offrons plus que ça. Nous donnons la chaleur humaine, la flamme au foyer. Soyons fières, mais soyons aussi lucides ! Ce foyer que par notre présence et notre dévouement nous maintenons ici, chez nous, pour beaucoup, nous le perdons à jamais.

C’est pour ça que nous demandons la régularisation des travailleurs et travailleuses sans statut légal. J’aimerais vous faire comprendre que, pour nous, ce n’est pas seulement un papier, ce n’est pas simplement une question de permis. Il s’agit de nos droits fondamentaux : le droit de voir grandir nos enfants, le droit d’être présentes aux côtés de nos parents dans leurs derniers instants, le droit de pouvoir vivre en paix sans avoir peur d’être expulsées, le droit d’avoir vraiment le choix d’être ici ou de partir.

Comprenez-nous ! Il nous est impossible de retourner chez nous, car, comme les libellules attirées par la lumière, nous avons brulé nos ailes.

Reste à savoir si nous avions le droit de venir ici ? Je retournerai simplement la question : la lumière a-t-elle plus le droit d’attirer les libellules que les libellules d’aller vers la lumière ?

Merci.